Parfois jugé «trop politique» en Suisse romande, Daniel de Roulet s’inscrit dans la tradition de Frisch, Dürrenmatt ou Meienberg qu’il convoque, dans une fiction, pour enquêter sur des faits historiques.
Par Vincent Yersin
Il est peu courant qu’un écrivain dont le fonds est conservé aux Archives littéraires suisses (ALS) devienne le personnage du roman d’un autre écrivain dont le fonds est conservé aux ALS. C’est pourtant le cas dans «L’Oiselier» (2021) où, le temps d’une enquête sur les zones d’ombre de la naissance du canton du Jura, Daniel de Roulet ressuscite Niklaus Meienberg. Dans ce récit fait de morts sordides et inexpliquées, au cœur de ce que l’on pourrait appeler les années de plomb helvétiques, Meienberg devient l’Enquêteur (avec un e majuscule) auquel Roulet délègue le propos: «Faire appel à lui me permet de faire quelque lumière sur l’affaire jurassienne malgré le mutisme des protagonistes qui veulent emporter dans leur tombe les secrets de leur combat». Par ce petit livre dérangeant, c’est bien l’aspect lisse, irréprochable de la Suisse et de son appareil étatique qui est mis en question: «l’ordre social se maintient moins par une violence nue que par le secret. Secret des affaires ou secret d’État. Voilà pourquoi la littérature helvétique a tant de mal à se confronter à la politique.»
Les archives de Daniel de Roulet, et en particulier le supplément remis l’an dernier à la Bibliothèque nationale, documentent toute la genèse de ce livre, des cahiers manuscrits au texte final et contiennent en outre une conférence sur l’élaboration complexe et la réception polémique de ce roman bâti autour de faits et de personnages réels. Particularité de ce processus, qui a duré une quinzaine d’années et impliqué dix-sept versions successives: Daniel de Roulet confia son texte au cinéaste Werner Schweizer avec l’idée de publier son livre après le film, «une démarche inverse de l’habituelle où le film est une adaptation du livre. Je ferai moi un livre d’après le film», mais le projet de fiction cinématographique n’aboutit pas, faute de subventions fédérales… Le texte devint donc un livre; puis l’enquête un documentaire du même réalisateur, «Opération silence», actuellement sur les écrans.
L’intérêt de Roulet pour la figure tutélaire de Meienberg ne date pas de ces dernières années: ils se sont brièvement fréquentés à Zurich, partageaient «les mêmes idées» bien avant que Roulet ne se tourne vers la littérature, puis ne signe en 1998 la postface à une édition en français de «L’Exécution du traître à la patrie Ernst S.». «Il fouille, se documente, à la recherche de la vérité, surtout quand elle est multiple», écrit Roulet à propos de Meienberg dans le chapitre qu’il lui consacre dans «Portraits clandestins» (2023): «À la parution de ses enquêtes, ses lecteurs applaudissent à l’écroulement des certitudes historiques». Louant une démarche salutaire à une littérature jugée trop souvent tournée vers l’intime et les états d’âme – et cela spécialement en Suisse romande –, le romancier rend un hommage appuyé à l’auteur de reportages littéraires qui sont «la forme la plus noble du journalisme, la plus nécessaire aux littératures helvétiques pour donner à entendre la rumeur du monde.»
Circulant entre les langues allemande et française, auteurs par ailleurs de récits sur le scandale des fiches où tous deux mettent principalement en exergue l’incompétence crasse et le ridicule des préposés à la surveillance, Roulet et Meienberg ont en commun l’incessante contestation d’un récit national qu’«il serait pathétique de laisser […] aux seuls nationalistes». Dans «L’Oiselier», comme dans de nombreux autres textes, Daniel de Roulet revendique une littérature suivie d’effets, à la recherche de «ce qu’il faut de fiction pour révéler le réel». Pour ce faire, comme l’affirmait Niklaus Meienberg, en citant ce que lui avait dit un jour le Conseiller fédéral Furgler, les mots sont les outils, voire les armes, de l’écrivain: «Sie met dä gewaaltige Chraft Ehres Woortes» [Vous avez la puissance de votre verbe].
Daniel de Roulet est né à Genève et a fêté ses 80 ans début février 2024. Il a étudié l'architecture et a longtemps travaillé comme informaticien. Son œuvre comprend plus de trente ouvrages: romans, essais et textes autobiographiques. Son dernier livre, «Le bonnet rouge», est paru en 2023 aux éditions Héros-Limite.
Pour en savoir plus
Er stellt die glatte, makellose Seite der Schweiz infrage (PDF, 468 kB, 26.02.2024)Der Bund, Montag, 19. Februar 2024
Dernière modification 26.02.2024